Bob Dylan, Carcassonne 2010-2023

La nuit n’est pas encore tombée – mais elle arrive – quand l’élégante petite troupe investit la scène du théâtre Jean Deschamps, au son du premier mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven. Est-ce la lumière naturelle, inhabituelle pour une cérémonie de cette qualité, ou l’absence du chapeau dont nous le vîmes affublé des années durant, pendant un vertige de deux ou trois secondes je ne reconnais pas Bob Dylan au milieu de ses musiciens. Naguère, lui rendant visite plus souvent qu’à mon propre père, j’aurais pu l’identifier dans l’obscurité rien qu’à l’odeur de son aura. Une chaste décennie a passé, et il faut ces brèves secondes d’éblouissement aux couleurs des vieilles pierres de l’amphithéâtre pour qu’adhère à la rétine la réalité de l’instant. Je ne crie plus – ai-je jamais crié ? Jadis, je me forçais –, et ces dix ans de manque me collent aux bras tandis que j’applaudis dévotement. Feu mes vingt-quatre printemps qui suivaient Bob Dylan de ville en ville, soudés à leur siège métallique depuis le 28 juin 2010, gueulent eux à tout rompre – un peu moins fort s’il-vous-plaît.

Déjà le maestro ouvre les vannes derrière son piano. Watch the river flow : regardons nos cadavres voguer.

Je ne saurais plus, comme autrefois, décortiquer un concert chanson par chanson ; la nostalgie d’une époque cruellement révolue et la rareté quasi blessante de l’expérience composent un tableau auquel j’ose à peine toucher. Charlie Sexton ne se tortillera plus aux pieds du grand timonier, et les cheveux de Donnie Herron accusent un coup de vieux qui ne nous rajeunit pas. Dylan se teint les siens, impossible autrement – son visage semble moins sévère, et ses oreilles se sont peut-être encore allongées. Ses nouveaux guitaristes le serrent de si près ! Il s’en faut de peu qu’ils s’asseyent sur ses genoux, mais je les comprends : moi, si je devais jouer pour Bob Dylan, je serais son piano. La contrebasse de Tony Garnier constitue un personnage à part entière que l’on est heureux de retrouver ; le temps a glissé sur l’homme, rectangulaire et souriant. Son rôle pivot, son apparente bonhommie, son instrument de prédilection m’évoquent Willie Dixon, ce qui bien sûr me le rend éminemment sympathique. Du batteur, que dire sinon que sa gestuelle, ses mimiques et ses lunettes à épaisse monture blanche apportent à la messe l’excentricité un tantinet sexy qui faisait défaut depuis le départ de Sexton ; pour le reste, je pense être incapable de distinguer un bon batteur d’un mauvais.

La voix de Bob Dylan : nous l’avions quittée corneille draconique, elle nous revient suave spectre, tout en doux chevrotements et limpides cris de soie. Depuis Rough and Rowdy Ways, on sait qu’à cela lui ont servi ses assommants errements sinatresques (désolé, Bob, tu ne pouvais pas deviner que tous les hommes qui ont coulé leur sueur dans celle d’Ava Gardner me sont viscéralement détestables) : envoyer sa gorge danser sur de tremblotants fils d’argent, tendus au-dessus de gouffres bien sombres. Dans le confortable écrin de son dernier album, ses vocalisations funambulesques pouvaient laisser de marbre (tout l’album est taillé dedans) les inconditionnels de ses croassements scéniques ; le pseudo-live Shadow Kingdom, voluptueux appendice, jetait à ce titre un astucieux pont entre le studio et la scène, à une période où la tournée sans fin se trouvait sanitairement à l’arrêt : « Vous ne perdez rien pour attendre », chantonnait-il. Nous attendîmes, et nous nous inclinâmes.

Photo Sergi Fabregat Mata @sergi_fabmat

Au sortir d’un False Prophet injecté des magmatiques épanchements du passé, le vieux génie enfile sa cape d’araignée pour déployer la maille de cristal d’un When I paint my masterpiece dont la seule introduction me fera exulter. On pourrait presque la toucher, cette voix d’une finesse, d’une netteté sidérantes, portée par un souffle qui la soulève à hauteur des tours en nous léchant les oreilles. Une terne lumière gris-jaune couvre encore les gradins de l’arène, mais entre toi et moi, Bob, la nuit vient de commencer. Au gré des notes noires et blanches, les plis des tentures rouges ou bleues découvrent des abîmes de réminiscences. La multitude des heures et des âges, des chemins parcourus, de ceux abandonnés aux orties, des lacets noués et des paquets qu’il reste à défaire se presse sous une demi-lune orangée, entraperçue le temps d’une œillade au-dessus de la mêlée. Tous les squelettes de My own version of you, ce sont les nôtres ; l’intime partition de nos vies se déshabille devant nous, oscillante et souveraine, autosuffisante mais tant traversée de nos chairs… I’ll be your baby tonight, d’une perturbante évidence, prête somptueusement corps à cette bizarre sensation d’enfin rencontrer une amante qui, en fait, n’aurait jamais cessé d’être présente. Cinquante-six ans après sa parution, la bluette sucrée prend une ampleur insoupçonnée. La tête penchée sur le côté, les paupières baissées, il appuie sur le ventricule gauche, le bougre, murmurant « I’ll be your baby ce soir » alors que la chanson est déjà terminée.

Crossing the Rubicon en perd presque de sa superbe, ce qui est fort de café ; ses accents à la Time out of mind ont cédé place à des paysages atmosphériques tissés de brumes bleuâtres. L’effet se reproduira lors de la paire suivante, un To be alone with you scintillant, aimant et facétieux nous relâchant époustouflés dans les émoussées vastitudes de Key West… elles-mêmes préludes à un Gotta serve somebody d’anthologie, démarrant sur des nuages floconneux et s’assouvissant dans des torrents d’électricité émaillés de « Lord ! » possédés. Il devient alors extrêmement difficile de rester assis.

Moult remerciements entrecoupent passions amoureuses, plages éthérées et foudres mystiques, quand c’est nous qui devrions abonder en démonstrations de gratitude. Or, aux quelques porcs parasitant comme de coutume le public de connaisseurs (le rang où je me trouve s’avère par chance attentif et réactif), se greffent ce soir des poux particulièrement repus de médiocrité. Ainsi d’une tique braillarde qui soudain se lève, résolue à ce que l’ensemble des gradins profite de ses braiements obscènes, et se rue vers la scène pour y lancer je ne sais quel objet. Le projectile atterrit dans un bruit sourd aux pieds du plus proche guitariste, et la sécurité de reconduire manu militari l’importune. Si les traditionnels mécontentements et commentaires déplacés ont fini à force de redondance par me paraître gentiment risibles, pareille exhibition d’insignifiance, violemment revendiquée, me fascine en ce qu’elle objective involontairement l’altitude olympienne depuis laquelle le Beau toise le laid. Pour un peu, on se serait cru en 1966 – l’ignare ne se doutait pas qu’elle convoquait l’Histoire. Et comme pour réaffirmer la prééminence de la grâce, les cloches de la Cité – les vraies, pas celles noyautant le public – bientôt se mettent à carillonner.

Est-ce pendant Mother of Muses ? – la ritournelle, je dois l’avouer, ne m’atteint guère. Dégringolant des cieux sans prévenir, les premiers battements d’airain, assez similaires aux bourdonnements qu’autrefois le maître arrachait à son orgue, sèment un visible et réjouissant émoi dans l’orchestre. Tony Garnier rit franchement en comprenant l’origine de ce nouvel instrument, et peut-être Bob Dylan laissera-t-il quelque peu lui échapper le fil de sa chanson – alors même que l’esclandre précédent ne lui avait pas soutiré un seul haussement de sourcils. Ainsi va la beauté, enjambant la vermine et s’émouvant du son d’un clocher. Moi Bob Dylan (quelle idée impudente !), j’enchaînerais volontiers sur un Ring them bells de circonstance ; mais Bob sera toujours plus Dylan que nous ne le serons jamais, et il consent plutôt à une mignonne blagounette : « […] it’s way past our bedtime. »

Le temps effectivement rampe en se resserrant de toutes parts. Le ciel s’est noirci, les ombres règnent dans l’hémicycle, mais on ne réalisera que de retour chez soi, autour d’une bouteille de whisky fraîchement débouchée, quel effrayant écho renvoyait Goodbye Jimmy Reed à cette affaire de bedtime. Le train fantôme nous entraîne pour un dernier tour dans ses bringuebalants wagons. La locomotive gronde, les compartiments exhalent une haleine de soufre plus que de sommeil ; une robe d’été moulante flotte entre les gradins, moissonnant des cœurs qu’elle enfourne, palpitants encore, dans la fumante chaudière. Pour quelques minutes, il faut feindre d’ignorer que nous arrivons au terme du voyage.

Carcassonne 2010 (flou artistique)

Jusqu’au second couplet d’Every grain of sand, l’illusion fonctionne ; puis le poil se dresse sur la peau, et un mystérieux organe logé derrière le hublot du nombril, manifestement connecté aux glandes lacrymales via de compliqués canaux, décide de s’essorer. Le concert va s’enfuir comme un voleur, emportant à sa boutonnière les guirlandes de ventricules, les bouquets de chemins de traverse hélicoïdaux, les sacs de nœuds qui ne nous ont jamais tant appartenu que depuis qu’il nous les dérobe. C’est inédit malgré combien de trains empruntés : à mesure que le damier du piano égrène sa clarté, que le phrasé souple effrite en jolis monticules de sable les pierres de l’amphithéâtre, la cavité de mes paupières inférieures menace de se remplir. Pressent-elle ce qui se trame, ouït-elle les mêmes adieux que moi, la caresse de C. m’entoure la main.

Les aurevoir ne retentissaient-ils pas dès le début ? Cette ascendante et claire toile d’araignée, n’était-ce pas en réalité de la mort descendante, dévalant en rappel les murailles rappelées à la poussière ? Ce qui me parlait le mieux dans Every grain of sand, à dix-neuf balais, c’était le chien perturbant de ses aboiements joyeux la piste d’un bootleg fameux ; voudrais-je ce soir imiter le coquin roquet que j’aurais perdu le courage de l’âge – et l’ample hululement du maître plante des forêts d’ifs dans les chambres de mes yeux. S’emparant de son harmonica, Bob Dylan le frotte à ses lèvres pour la troisième fois de la soirée, mais trop vite s’arrête ; le solo censé tricoter le plus radieux des comptes à rebours semble se heurter à l’idée pure de sa finitude. Fatigue, chaleur, lassitude ? – l’harmonica retombe sur le capot du piano en cliquetant. Emphase et surinterprétation de ma part, sans doute ; n’est-ce pas beau, un solo de fin silencieux ?

Il salue, poing sur la hanche, posté du côté gauche de la scène, légèrement à l’écart de ses musiciens, délaissant remerciements, baby ce soir et blagounettes ; en douze secondes, il a disparu, avalé par l’obscurité sous la standing ovation de la foule sachante, et celle des cyprès qui se bousculent à la racine des cils.

*

« S’il-te-plaît, Bob, tu nous ramènes à Rome en 2013 ? Bob ? » – Ton bus a certainement parcouru dix kilomètres que nous ne sommes pas encore sortis de l’arène.

Nous boirons du whisky et j’écouterai les bootlegs de mes jeunes années jusqu’à cinq heures du matin, tandis que tu rouleras vers des lieux où j’aurais adoré te suivre. Je me réveillerai un peu en vrac, pour constater à quel point on s’ennuie, le lendemain d’un concert de Bob Dylan. Et le surlendemain ; et toute la semaine, une semaine de soupirs à pierre-fendre. Je n’espérais plus, doux météore, recroiser ton sillage ; je guettais de loin tes onctueuses claques et tes apocalypses apaisées, sans oublier un instant pourquoi ni comment je t’aimais, sans accorder non plus une once de crédit à l’hypothèse que ton gros bus noir repasse me klaxonner. « She says, « You can’t repeat the past. » / I say, « You can’t? What do you mean, you can’t? Of course you can. » » – Bien qu’elle ne paye pas de mine, c’est une de tes paroles que je préfère. Si tu m’y autorises, je vais essayer de recommencer à zoner dans tes parages. En jetant ton arche par dessus le trou de mes dix ans d’abstinence, sais-tu que tu as accroché de frissonnants cristaux de sel au bord de mes paupières ? Pile pendant que tu chantais les grains de sable. Tomberont, tomberont pas ? Permets que je garde encore un peu ces larmes pour moi, tant leur frémissement dans les cuvettes de mes yeux porte l’empreinte de ta voix.

Tu les feras tomber à nos prochaines retrouvailles, si tu veux.

2 commentaires sur “Bob Dylan, Carcassonne 2010-2023

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  1. Je l’ai relu pour la deuxième fois et c’est terriblement beau et émouvant…10 ans d’abstinence… ! pour ma part je me suis abstenu depuis ma naissance jusqu’à mes 19 piges et mon premier concert en 2009. Beaucoup trop longtemps, peux plus m’arrêter. Heureux pour toi qu’il t’ai émue au point de vouloir zoner de nouveau autour de lui. La dépendance à Dylan ne peut se traiter qu’à grand coup de concert ! Au plaisir de te recroiser sur sa route et pour toi de vider ton trop plein de mouillasse dans les yeux

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  2. Salut ! Quel article. Je m’obstine depuis le 27 juin 2023, enfin depuis le lendemain, à raconter en audio mon concert de Bob Dylan à Aix en Provence. Et je bute, je recommence, trois fois déjà. Et toujours rien en boite. Et après cette lecture, j’avoue que je me demande si je vais arriver à sortir 3 ou 4 mots intelligibles. Bref, merci pour ce billet, et pas merci pour me compliquer la tâche.
    Joseph.

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